LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498

La vie sans Pokemon

Peut-on imaginer que les Pokemons ne donnent pas lieu dans les mois qui viennent à une pluie de communications, d'inscriptions de thèses, de dépôts de projets de recherche finalisée, de tribunes médiatiques, de journées d'études, allez savoir, de programmes ANR ?

Mon fils, en stage à Atlanta, m'avait annoncé ce que j'ai pu voir à Toronto ces derniers jours. Des grappes de personnes agglutinées en des lieux qui ont pour particularité, quand on le sait, qu'on peut y chasser des Pokemons - ou, pour être plus précis, que lorsqu'on est géoloalisé là on peut voir apparaître des êtres d'écran. Or je vois avec intérêt et surprise, je dois le dire, ce comportement se répandre parmi les participants aux colloques…

Il est intéressant de regarder les effets physiques de cet engouement, qui semble requérir tous les individus y compris les universitaires. Surtout si l'on s'abstient de télécharger l' «App» et qu'on regarde la ville. Une sorte de concrétisation saisissante du principe de l'industrie culturelle, chacun de son côté agglutiné devant les mêmes messages. Adorno enfin  vérifié ? Sans doute ce jeu pervasif (cf. les analyses de Camille Jutant et Annie Gentès) est-il très intéressant à observer et il s'agit d'un objet à la fois socialement significatif et aisément valorisable, en médias et en recherche appliquée. Coller en quelque sorte dans la ville les personnes à des lieux réels régis par un double sémiotique de l'espace-temps… Étape nouvelle de l'industrie des passages, augmentée, comme on dit…

Mais j'observe que les outils-marques occupent aujourd'hui une place croissante dans la gestion même de la réquisision, que d'autres appellent économie de l'attention. Je repense à ce qu'écrivaient Joëlle Le Marec et Igor Babou : « Qui songerait, aujourd’hui, à pratiquer une sociologie du crayon pour analyser les pratiques d’écriture en bibliothèque ? Personne, bien entendu ! Mais pour peu que le crayon, dans une civilisation passée ou à venir, apparaisse comme le vecteur d’une rationalisation du social, nul doute que des générations de chercheurs produiraient, qui une thèse sur les “freins et résistances à l’appropriation du crayon en milieu universitaire”, qui un  rapport sur “les modalités d’insertion du stylo à bille dans l’économie informationnelle des institutions patrimoniales”, qui, enfin, une ethnographie compréhensive intitulée “nouveaux regards sur la prise en main du porte-plume dans les pratiques d’écriture domestique” » (« De l’étude des usages à une théorie des “composites” », dans Lire, écrire, récrire, p. 296). 

Les Sic sont partie prenante des industries de la trivialité et du capitalisme médiatique car elles repèrent, désignent, privilégient des passages. Elles doivent le faire car l'un de leurs rôles majeurs est de poser un regard analytique sur ce qui gorge de valeurs l'espace social. Mais de ce fait, elles suivent  les objets et courent après les pratiques qu'elles décident de juger pionnières, significatives, annonciatrices. La recherche est comme une carte qui, comme toute carte, est normative dans ce qu'elle trace. Donc bientôt des congrès où coexisteront l'anthropologie du Pokemon, le rôle d'archive de Snapchat, les stratégies d'usage de Twitter et plein d'autres outils-marques dont, digital immigrant ordinaire, je n'ai même pas l'idée. 

Que faire ? Sans doute plus que jamais penser à la différence entre les objets concrets et les objets de recherche (Davallon) et, lors même qu’il est nécessaire de comprendre et interpréter les objets qui fabriquent des formes sociales, éviter de trop transformer un nom de marque en objet de recherche. Si possible faire autre chose que seulement enchanter ces mondes industriels et conserver à leur égard une capacité critique. Rester capable de formuler des titres qui ne contiennent pas de noms d'outils-marques…

Et aussi, peut-être, continuer en même temps de regarder des objets anciens voire obsolètes. Et les usagers qui appartiennent à la classe des digital immigrants et des navigateurs maladroits et égarés.

Il ne faudrait pas en venir à devoir établir des quotas pour assurer une épistémodiversité…

(J'attends les coups de règle sur les doigts. J'y suis préparé). 

 

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