LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498

Situer les savoirs

Billet publié en mai 2019 dans "Espaces Réflexifs"

Je ne discuterai pas ici comme on le fait classiquement d’un concept proposé par un.e auteur.e, des savoirs situés ou d’objectivité, car il me semble que pour rester dans la dynamique créatrice qui est celle de Sandra Harding ou Donna Haraway et d’autres  (par exemple des anthropologues, des éco-féministes, des militant.e.s) il faut se saisir de ce que recouvrent ces savoirs situés, non pas à partir de la tradition littéraire qui affecte des concepts à des auteurs, comme des propriétés ou des marques, mais à partir d’un « nous »[1] possible auxquels ils ouvrent.

Ce « nous », vague car il est peut-être instancié de mille manières pour chacun.e., est une ouverture : il est un nous qui oblige à partir d’une condition de stricte égalité entre auteur.e.s célèbres, inconnu.e.s et anonymes innombrables qui ont inspiré les savoirs situés sans en tirer aucun bénéfice académique ou littéraire, et toutes celles et ceux qui ont lu les formulations proposées, y ont accroché des expériences ou des réflexions, et poursuivent travail critique réflexif, enquêtes et expérimentations en se sentant relié.e.s à ce « nous » politique et cognitif.

Cette stricte égalité de condition entre des auteur.e.s connu.e.s, celles et ceux qui ont travaillé à l’inspirer, et celles et ceux qui se l’approprient et l’interprètent, fait écho pour moi à l’indistinction absolue dans le rapport aux sciences associés aux savoirs situés, entre « le monde »  qu’on tente d’interpréter ensemble pour construire des médiations partagées et entretenues, et « le monde » sur lequel on s’appuie pour développer ces interprétations.

Il me semble que l’enjeu essentiel – disons l’enjeu essentiel pour moi, ce qui détermine mon usage des savoirs situés – n’est nullement l’objectivité, mais la reconnaissance du fait que si absolument tout savoir est situé (y compris bien sûr ceux qui sont produit dans des laboratoires d’excellence et des universités prestigieuses), les savoirs revendiqués comme étant situés sont systématiquement présentés et discutés dans un réseau d’interdépendances maintenues comme telles, ce qui empêche de servir des pouvoirs liés à des positions d’autorité. Cela engage autant les publics que les chercheur.e.s, que nous sommes tour à tour les un.e.s pour les autre.s.

Les savoirs revendiqués comme étant situés restent pour moi reliés à des enquêtes, suscitent des textes qui sont rattachés à ces enquêtes comme moments et lieux d’apprentissage grâce à autrui (y compris dans la discussion et la lecture) et maintiennent l’effort explicite de les maintenir loin de tout forme énonciative triomphale (le savoir comme victoire, qui fait signe vers un pouvoir sur autrui) par exemple en les ramenant non à leurs conditions de production mais à la fragilité de la condition de qui les propose à un moment donné.

De ce point de vue, les savoirs situés sont pour moi reliés à des propositions et expériences marquantes qui rattachent des énoncés à des enquêtes, qui sollicitent un public sur d’autres bases que l’intérêt pour l’argumentation, ce public ayant à son tour la responsabilité de se porter témoin de ces liens qui l’engagent, et d’éviter de « consommer » les concepts et énoncés qui lui sont proposés.

Je prendrai pour exemple la lecture du texte d’Eduardo Khon  « Comment pensent les forêts ». Il y développe une sensibilité très forte à l’équivalence entre vie et sémiose :  son travail ne vise pas la construction d’énoncés relatifs à la forêt, aux  indiens Runa, aux jaguars et aux êtres vivants innombrables avec lesquels il s’est trouvé en contact pendant son travail ethnographique. Il consiste avant tout à faire place au fait que tous ces êtres vivants, lui compris bien sûr, interprètent leur milieu en permanence, sans chercher à s’approprier ce que peuvent être ces interprétations. Il se contente, ce qui est considérable, de se rendre sensible au fait que les êtres vivants de la forêt sont attentifs les uns aux autres, interprètent les signes produits par les autres et agissent en conséquence. Il mobilise pour cela la sémiotique de C. Pierce, qui évite de rabattre l’ensemble des processus de signification sur le langage. Il remarque l’extrême importance, en forêt, des registres iconiques et indiciels, registres auxquels nous ne prêtons pas attention au moment de produire les énoncés qui sont des savoirs, tant nous sommes obsédés par le niveau – supposé spécifiquement humain – du symbolique.

Comme David Abram, Eduardo Khon cherche non pas à produire des savoirs mais à apprendre de sa place dans une écologie des sois, en récupérant une attention réflexive à ce qui le rend non pas moins qu’humain mais plus qu’humain grâce à sa dépendance à tout ce dans quoi il est pris : vivant donc, au voisinage d’autres êtres vivants, mis au travail sa proximité avec eux.

On peut faire usage de son livre de plusieurs manières : soit en l’insérant dans la toile des auteurs, concepts et ouvrage qui nourrissent l’intersubjectivité proprement savante et culturelle, soit en y ressentant la tentative de partage de ce qu’il a appris dans la forêt, et l’envie, irrépressible, de développer le « nous » dont il a fait partie, vers un nous que j’imagine et en tant que public. Mais on peut, on doit, tenter désormais de sortir du périmètre très limité de l’ouvrage de référence, pour empêcher que celui-ci ne recrée le « nous », puissant mais incohérent par rapport à la proposition, d’une avant-garde culturelle et académique d’auteur.e.s et de concept.s. Pour cela, nous avons désormais besoin de savoir comment, avec qui, dans quelles conditions Eduardo Khon a présenté son enquête, l’a discutée, l’a partagée, bien au-delà de l’ouvrage. Sans quoi, ce qui se passera depuis son enquête sera coupé à nouveau de ce qu’il y aura appris. Il est difficile de demander à ceux et celles qui sont au travail pour recréer ce « nous » au-delà des frontières conventionnelles de la forêt et du monde académique qui en serait coupé, de prendre en charge la totalité des efforts nécessaire à l’entreprise d’interdire la tentation de recréer des positions d’autorité.

En l’occurrence, on peut déplorer le risque de constitution d’une nouvelle avant-garde intellectuelle à partir d’auteur.e.s tels qu’Eduardo Khon ou Anna Lowenhaupt Tsing, mais en tant que lectrices et lecteurs, nous avons aussi la responsabilité de ne pas refermer les textes sur le monde clôt de l’intertextualité philosophique et scientifique, et de les discuter partout, dans tous les lieux où nous sentons qu’il y a des résonances et des prises : ami.e.s, milieux associatifs de toutes sortes, sociabilités sûres. Il s’agit de faire bénéficier les marges et frontières intéressées à la vie des savoirs et à des sociabilités fraternelles sans pouvoirs, de ces échanges et discussions. Pour reprendre une métaphore de Tim Ingold, autre auteur inspirant, mais en voie de devenir une autorité académique et une marque des nouvelles anthropologies, les enquêtes ne devraient pas de fermer sur les faits (ni sur les textes) mais livrer passage à tout ce qu’elles ouvrent.

Mais à titre personnel, quel est ce « nous » qui me sert à situer les savoirs, de quelle enquête personnelle se nourrit-il sans cesse ? Ou pour le dire autrement, comment maintenir vivant un caractère situé qui ne résiderait pas uniquement dans la restitution des conditions de production d’un savoir mais aussi dans le témoignage des conditions d’interprétation et nécessairement d’altération par le « nous » du public dont je fais partie ?

La lecture de Khon prend vie pour moi très concrètement dans les résonances qu’elle active : des conversations avec Igor Babou à propos des déplacements et des processus de signification dans son enquête sur les relations entre hommes baleines et goélands dans la Peninsula Valdes en Argentine ; une conversation téléphonique avec Mélodie Faury au cours de laquelle je l’entends prononcer un « nous » qui fait flamboyer toute une série de situations récentes, dont des rencontres et tables rondes avec des personnes en situation de lutte et de résistance intense, amenées à enquêter sans relâche sur les violences policières pendant le mouvement des gilets jaunes, tables rondes auxquelles participent aussi les sœurs et frères des jeunes hommes racisés qui sont morts lors d’interpellations. Il serait déloyal et absurde, aux plans cognitifs et politiques, de passer sous silence les correspondances entre les formes des témoignages en anthropologie de la nature, et les textes lus par Farid el Yamni  et Ramata Dieng lors de la journée « Ripostons à l’autoritarisme » organisée le 11 mai dernier à  la Bourse du travail à Paris[2]. Quand s’échangent les places assignées, et que ceux qui sont invités comme témoins analysent tandis que les chercheurs analystes témoignent, les savoirs circulent contre les places et les pouvoirs qui les assignent.

Cette circulation permet d’intégrer au « nous » qui s’ouvre, non seulement des présents, mais des absent.e.s, même anonymes, intégrées comme étant des manques qui comptent, comme le fait par exemple Françoise Verges dans son ouvrage « pour un féminisme décolonial ».

Les savoirs situés le sont donc aussi par les publics enquêteurs auxquels nous faisons confiance, indépendamment des statuts académiques ou des positions d’autorité, parce qu’ils nous sollicitent en retour en tant que publics de ce que nous proposons dans nos propres enquêtes. Ils sont situés par les auteur.e.s et ils doivent être situés  à nouveau par les lecteur.e.s. Il me semble que c’est pour « nous », l’unique manière de maintenir en vie de qui permet de réaffecter des savoirs à d’autres processus sociaux que celui qui intègre et maintient continuellement des pouvoirs.

[1] Ce « nous » me vient à l’esprit au moment où j’écris ce texte, grâce à une conversation toute récente avec Mélodie Faury qui a insisté sur l’enjeu actuel de produire empiriquement, dans des lieux physiques, par des textes écrits et discutés, un « nous ». Un « nous » qui s’autorise pleinement le partage de la récupération du sensible que la situation d’effondrement rend plus aigüe.

[2] Sciences de la société : changer de focale – 25 mars 2019 : https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-des-idees/le-journal-des-idees-emission-du-lundi-25-mars-2019?fbclid=IwAR1Bw0Q3voefJH7ppRsww9MhaLY_bNuwMDNsNoYLSeE4_vBfYC17oRHKJX8

Crédit photographique : spirale oNbrosa par g_u, licence CC-By-Sa

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